L’échappée belle

Publié le par Laetitia et Nelly

Par delà la fenêtre entrouverte nous parvient le tumulte de la rue. Un gamin pleure des larmes de crocodiles, d’autres s’égosillent en jouant, une musique de karaoké en fond sonore et toujours l’immuable ronronnement des moteurs. Il fait nuit, le marché a fermé ses étals. Restent les sacs éventrés au beau milieu de la chaussée, offrandes dont se repaissent les vaches solitaires. Le Cambodge respire placidement sous notre fenêtre…


Quelle que soit le chemin entrepris, la douceur et la joie de vivre se lisent sur les visages rayonnants des Cambodgiens. On en oublierait presque que la page la plus dramatique de leur histoire est à peine tournée. Pourtant, les estropiés qui peuplent les rues viennent chaque jour vous rappeler cette cruelle réalité.

De 1975 à 1978, Pol Pot et sa clique pratiquent un véritable génocide et exterminent près de deux millions de leurs concitoyens. Travaux forcés, famine, viols, emprisonnements, exécutions sommaires sont le lot quotidien. Encore de nos jours, les mines antipersonnelles posées par les Khmers Rouges dans les rizières démembrent, décharnent, tuent. Signatures de fantômes maléfiques qui courent toujours.

Un voyage au Cambodge, c’est comme entamer un pèlerinage dans le temps, inexorable, et dans l’Histoire, implacable. De Siem Reap à Battambang, sur un rafiot à la rencontre des villages lacustres. Une échappée belle à moto dans la campagne de Battambang. De la boue, dans laquelle on s’enfonce jusqu’au mollet sans rien pouvoir y faire. Pour finalement y laisser sa tong.

Phnom Penh et son rafut, sa folie, sa démesure de capitale frénétique. Mais toujours cette musique lancinante qui vous fait tanguer, chavirer. La prison de Tuol Sleng (ou S-21, c’est du pareil au même), où les Khmers Rouges ont séquestré, torturé et massacré. Une démarche essentielle, pour ne surtout rien laisser s’échapper. Pour que l’horreur ne laisse pas place au déni et à l’oubli. Des photos de visages qui interrogent, qui baissent les yeux, qui tentent de tenir le coup, qui accusent. Ils vous prennent aux tripes et vous laissent une douleur sourde.

Kratie, au nord-est de Phnom Penh, enfin, et une autre promenade champêtre à moto, d’autres instantanés magiques, d’autres moments inouis et inoubliables. Des ados à bicyclette, quittant gaiement les rangs de leur classe ordonnée.



D’autres, plus jeunes, jouant au volley sur un terrain improvisé.



Des grands-mères parsemées de rides qui vous scrutent, vous dévisagent de leurs petits yeux voilés et dont le visage finit par vous répondre en s’éclaircissant d’un immense sourire. Des bicoques de bric et de broc, en teck, en paille, en bois, toujours ouvertes sur l’extérieur, où se jouent des instants de partage, de communion, des déchirements et des drames aussi, certainement. La rue boueuse est habitée de rires, de chants, de cris, qui rebondissent sur les cartables et sur les toits de chaume. De petites vendeuses aux étalages spartiates. Des scénettes quotidiennes improvisées et authentiques. On aimerait les contempler, encore et toujours.

Dans deux jours, on quitte déjà le Cambodge et ses âmes belles, des souvenirs plein la tête et des sourires plein le cœur. C’est notre avant-dernière nuit ici et, comme dirait Nelly, ‘on a l’ cafard’. La chambre aussi nous le rappelle, nous en fournissant par vingtaine, une véritable armée de ces cafards ragoûtants. On tente de s’en débarrasser tant bien que mal, mais ils reviennent, les salauds, comme des sangs-sue qui s’agrippent à la chair des paysans dans les rizières. Comme le Cambodge qui colle à la peau.

Publié dans Carnet de Route

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